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Histoire du soir

Histoire du soir

Collection de contes merveilleux et de légendes extraordinaires pour le coucher de vos enfants. A lire sans modération...


Le Conte du genévrier

Publié par Le conteur sur 11 Janvier 2018, 09:23am

Catégories : #Frères Grimm

         

             

            Il y a de cela bien longtemps, au moins deux mille ans, vi-

            vait un homme riche qui avait une femme de grande beauté,

            honnête et pieuse ; ils s’aimaient tous les deux d’un grand

            amour, mais ils n’avaient pas d’enfant et ils en désiraient telle-

            ment, et la femme priait beaucoup, beaucoup, nuit et jour pour

            avoir un enfant ; mais elle n’arrivait pas, non, elle n’arrivait pas

            à en avoir.

            Devant leur maison s’ouvrait une cour où se dressait un

            beau genévrier, et une fois, en hiver, la femme était sous le ge-

            névrier et se pelait une pomme ; son couteau glissa et elle se

            coupa le doigt assez profondément pour que le sang fît quelques

            taches dans la neige. La femme regarda le sang devant elle, dans

            la neige, et soupira très fort en se disant, dans sa tristesse :

            « Oh ! si j’avais un enfant, si seulement j’avais un enfant vermeil

            comme le sang et blanc comme la neige ! » Dès qu’elle eut dit

            ces mots, elle se sentit soudain toute légère et toute gaie avec le

            sentiment que son vœu serait réalisé. Elle rentra dans la maison

            et un mois passa : la neige disparut ; un deuxième mois, et tout

            avait reverdi ; un troisième mois, et la terre se couvrit de fleurs ;

            un quatrième mois, et dans la forêt, les arbres étaient tout épais

            et leurs branches vertes s’entrecroisaient sans presque laisser de

            jour : les oiseaux chantaient en foule et tout le bois retentissait

            de leur chant, les arbres perdaient leurs fleurs qui tombaient sur

            le sol ; le cinquième mois passé, elle était un jour sous le gené-

            vrier et cela sentait si bon que son cœur déborda de joie et

            qu’elle en tomba à genoux, tant elle se sentait heureuse ; puis le

            sixième mois s’écoula, et les fruits se gonflèrent, gros et forts, et

            la femme devint toute silencieuse ; le septième mois passé, elle

            cueillit les baies du genévrier et les mangea toutes avec avidité,

            et elle devint triste et malade ; au bout du huitième mois, elle

            appela son mari et lui dit en pleurant :

            – Quand je mourrai, enterre-moi sous le genévrier.

            Elle en éprouva une immense consolation, se sentit à nou-

            veau pleine de confiance et heureuse jusqu’à la fin du neuvième

            mois. Alors elle mit au monde un garçon blanc comme la neige

            et vermeil comme le sang, et lorsqu’elle le vit, elle en fut telle-

            ment heureuse qu’elle en mourut.

            Son mari l’enterra alors sous le genévrier et la pleura tant

            et tant : il ne faisait que la pleurer tout le temps. Mais un jour

            vint qu’il commença à la pleurer moins fort et moins souvent,

            puis il ne la pleura plus que quelquefois de temps à autre ; puis

            il cessa de la pleurer tout à fait. Un peu de temps passa encore,

            maintenant qu’il ne la pleurait plus, et ensuite il prit une autre

            femme.

           

            De cette seconde épouse, il eut une fille ; et c’était un gar-

            çon qu’il avait de sa première femme : un garçon vermeil

            comme le sang et blanc comme la neige. La mère, chaque fois

            qu’elle regardait sa fille, l’aimait beaucoup, beaucoup ; mais si

            elle regardait le petit garçon, cela lui écorchait le cœur de le

            voir ; il lui semblait qu’il empêchait tout, qu’il était toujours là

            en travers, qu’elle l’avait dans les jambes continuellement ; et

            elle se demandait comment faire pour que toute la fortune re-

            vînt à sa fille, elle y réfléchissait, poussée par le Malin, et elle se

            prit à détester le petit garçon qu’elle n’arrêtait pas de chasser

            d’un coin à l’autre, le frappant ici, le pinçant là, le maltraitant

            sans cesse, de telle sorte que le pauvre petit ne vivait plus que

            dans la crainte. Quand il revenait de l’école, il n’avait plus un

            instant de tranquillité.

           

            Un jour, la femme était dans la chambre du haut et la petite

            fille monta la rejoindre en lui disant :

           

            – Mère, donne-moi une pomme !

            – Oui, mon enfant ! lui dit sa mère, en lui choisissant dans

            le bahut la plus belle pomme qu’elle put trouver.

           

            Ce bahut, où l’on mettait les pommes, avait un couvercle

            épais et pesant muni d’une serrure tranchante, en fer.

           

            – Mère, dit la petite fille, est-ce que mon frère n’en aura

            pas une aussi ?

           

            La femme en fut agacée, mais elle répondit quand même :

            – Bien sûr, quand il rentrera de l’école.

           

            Mais quand elle le vit qui revenait, en regardant par la fe-

            nêtre, ce fut vraiment comme si le Malin l’avait possédée : elle

            reprit la pomme qu’elle avait donnée à sa fille, en lui disant :

           

            – Tu ne dois pas l’avoir avant ton frère.

           

            Et elle la remit dans le bahut, dont elle referma le pesant

            couvercle.

           

            Et lorsque le petit garçon fut arrivé en haut, le Malin lui

            inspira son accueil aimable et ses paroles gentilles :

           

            – Veux-tu une pomme, mon fils ?

           

            Mais ses regards démentaient ses paroles car elle fixait sur

            lui des yeux féroces, si féroces que le petit garçon lui dit :

           

            – Mère, tu as l’air si terrible : tu me fais peur. Oui, je vou-

            drais bien une pomme.

           

            Sentant qu’il lui fallait insister, elle lui dit :

            – Viens avec moi ! et, l’amenant devant le gros bahut, elle

            ouvrit le pesant couvercle et lui dit :

            – Tiens ! prends toi-même la pomme que tu voudras !

           

            Le petit garçon se pencha pour prendre la pomme, et alors

            le Diable la poussa et boum ! elle rabattit le lourd couvercle avec

            une telle force que la tête de l’enfant fut coupée et roula au mi-

            lieu des pommes rouges.

           

            Alors elle fut prise de terreur (mais alors seulement) et

            pensa :

           

            « Ah ! si je pouvais éloigner de moi ce que j’ai fait ! »

           

            Elle courut dans une autre pièce, ouvrit une commode pour

            y prendre un foulard blanc, puis elle revint au coffre, replaça la

            tête sur son cou, la serra dans le foulard pour qu’on ne puisse

            rien voir et assit le garçon sur une chaise, devant la porte, avec

            une pomme dans la main.

           

            La petite Marlène, sa fille, vint la retrouver dans la cuisine

            et lui dit, tout en tournant une cuillère dans une casserole

            qu’elle tenait sur le feu :

           

            – Oh ! mère, mon frère est assis devant la porte et il est

            tout blanc ; il tient une pomme dans sa main, et quand je lui ai

            demandé s’il voulait me la donner, il ne m’a pas répondu. J’ai

            peur !

            – Retournes-y, dit la mère, et s’il ne te répond pas, flanque-

            lui une bonne claque !

           

            La petite Marlène courut à la porte et demanda :

           

            – Frère, donne-moi la pomme, tu veux ?

            Mais il resta muet et elle lui donna une gifle bien sentie, en

            y mettant toutes ses petites forces. La tête roula par terre et la

            fillette eut tellement peur qu’elle se mit à hurler en pleurant, et

            elle courut, toute terrifiée, vers sa mère :

            – Oh ! mère, j’ai arraché la tête de mon frère !

           

            Elle sanglotait, sanglotait à n’en plus finir, la pauvre petite

            Marlène. Elle en était inconsolable.

           

            – Marlène, ma petite fille, qu’as-tu fait ? dit la mère. Quel

            malheur ! Mais à présent tiens-toi tranquille et ne dis rien, que

            personne ne le sache, puisqu’il est trop tard pour y changer

            quelque chose et qu’on n’y peut rien. Nous allons le faire cuire

            en ragoût, à la sauce brune.

           

            La mère alla chercher le corps du garçonnet et le coupa en

            menus morceaux pour le mettre à la sauce brune et le faire cuire

            en ragoût. Mais la petite Marlène ne voulait pas s’éloigner et

            pleurait, pleurait et pleurait, et ses larmes tombaient dans la

            marmite, tellement qu’il ne fallut pas y mettre de sel.

                       

Le père rentra à la maison pour manger, se mit à table et

            demanda :

           

            – Où est mon fils ?

           

            La mère vint poser sur la table une pleine marmite de ra-

            goût à la sauce brune et petite Marlène pleurait sans pouvoir

            s’en empêcher. Une seconde fois, le père demanda

           

            – Mais où est donc mon fils ?

           

            – Oh ! dit la mère, il est allé à la campagne chez sa grand-

            tante ; il y restera quelques jours.

            – Mais que va-t-il faire là-bas ? demanda le père et il est

            parti sans seulement me dire au revoir !

           

            – Il avait tellement envie d’y aller, répondit la femme ; il

            m’a demandé s’il pouvait y rester six semaines et je le lui ai

            permis. Il sera bien là-bas.

           

            – Je me sens tout attristé, dit le père ; ce n’est pas bien qu’il

            soit parti sans rien me dire. Il aurait pu quand même me dire

            adieu !

            Tout en parlant de la sorte, le père s’était mis à manger ;

            mais il se tourna vers l’enfant qui pleurait et lui demanda :

           

            – Marlène, mon petit, pourquoi pleures-tu ? Ton frère va

            revenir bientôt.

           

            Puis il se tourna vers sa femme :

           

            – 0 femme, lui dit-il, quel bon plat tu as fait là ! Sers-m’en

            encore.

           

            Elle le resservit, mais plus il en mangeait, et plus il en vou-

            lait.

           

            – Donne-m’en, donne-m’en plus, je ne veux en laisser pour

            personne : il me semble que tout est à moi et doit me revenir.

           

            Et il mangea, mangea jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien,

            suçant tous les petits os, qu’il jetait à mesure sous la table. Mais

            la petite Marlène se leva et alla chercher dans le tiroir du bas de

            sa commode le plus joli foulard qu’elle avait, un beau foulard de

            soie, puis, quand son père eut quitté la table, elle revint ramas-

            ser tous les os et les osselets, qu’elle noua dans son foulard de

            soie pour les emporter dehors en pleurant à gros sanglots. Elle

            alla et déposa son petit fardeau dans le gazon, sous le genévrier ;

            et quand elle l’eut mis là, soudain son cœur se sentit tout léger

            et elle ne pleura plus. Le genévrier se mit à bouger, écartant ses

            branches et les resserrant ensemble, puis les ouvrant de nou-

            veau et les refermant comme quelqu’un qui manifeste sa joie à

            grands gestes des mains. Puis il y eut soudain comme un brouil-

            lard qui descendit de l’arbre jusqu’au sol, et au milieu de ce

            brouillard c’était comme du feu, et de ce feu sortit un oiseau

            splendide qui s’envola très haut dans les airs en chantant mer-

            veilleusement. Lorsque l’oiseau eut disparu dans le ciel, le gené-

            vrier redevint comme avant, mais le foulard avec les ossements

            n’était plus là. La petite Marlène se sentit alors toute légère et

            heureuse, comme si son frère était vivant ; alors elle rentra toute

            joyeuse à la maison, se mit à table et mangea.

           

            L’oiseau qui s’était envolé si haut redescendit se poser sur

            la maison d’un orfèvre, et là il se mit à chanter :

           

             Ma mère m’a tué ;

             Mon père m’a mangé ;

             Ma sœurette Marlène

             A pris bien de la peine

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie

             Qu’elle a porté sous le genévrier.

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

           

            L’orfèvre était à son travail, dans son atelier, occupé à fa-

            briquer une chaînette d’or ; mais lorsqu’il entendit l’oiseau qui

            chantait sur son toit, cela lui parut si beau, si beau qu’il se leva

            précipitamment, perdit une pantoufle sur son seuil et courut

            ainsi jusqu’au milieu de la rue, un pied chaussé, l’autre en

            chaussette, son grand tablier devant lui, tenant encore dans sa

            main droite ses pinces à sertir, et dans la gauche la chaînette

            d’or ; et le soleil brillait clair dans la rue. Alors il resta là et re-

            garda le bel oiseau auquel il dit :

           

            – Oiseau, que tu sais bien chanter ! Comme c’est beau !

            Chante-le-moi encore une fois, ton morceau !

           

            – Non, dit l’oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien.

            Donne-moi la chaînette d’or, et je le chanterai encore.

           

            – Tiens, prends la chaînette d’or, elle est à toi, dit l’orfèvre,

            et maintenant chante-moi encore une fois ton beau chant.

           

            L’oiseau vint prendre la chaînette d’or avec sa patte droite,

            se mit en face de l’orfèvre et chanta :

           

             Ma mère m’a tué ;

             Mon père m’a mangé ;

             Ma sœurette Marlène

             A pris bien de la peine

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie

             Qu’elle a porté sous le genévrier.

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

           

            Et aussitôt il s’envola pour aller se poser sur le toit de la

            maison d’un cordonnier, où il chanta :

           

             Ma mère m’a tué ;

             Mon père m’a mangé ;

             Ma sœurette Marlène

             A pris bien de la peine

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie

             Qu’elle a porté sous le genévrier.

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

            Le cordonnier entendit ce chant et courut en bras de che-

            mise devant sa porte pour regarder sur son toit, et il dut mettre

            la main devant ses yeux pour ne pas être aveuglé par le soleil qui

            brillait si fort.

            – Oiseau, lui dit-il, comme tu sais bien chanter !

           

            Il repassa sa porte et rentra chez lui pour appeler sa

            femme.

           

            – Femme, lui cria-t-il, viens voir un peu dehors : il y a un

            oiseau, regarde-le, cet oiseau qui sait si bien chanter !

           

            Il appela aussi sa fille et les autres enfants, et encore ses

            commis et la servante et le valet, qui vinrent tous dans la rue et

            regardèrent le bel oiseau qui chantait si bien et qui était si beau,

            avec des plumes rouges et vertes, et du jaune autour de son

            cou : on aurait dit de l’or pur ; et ses yeux scintillants on aurait

            dit qu’il avait deux étoiles dans sa tête !

           

            – Oiseau, dit le cordonnier, maintenant chante encore une

            fois ton morceau.

           

            – Non, dit l’oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien ; il

            faut que tu me fasses un cadeau.

           

            – Femme, dit le cordonnier, monte au grenier : sur

            l’étagère la plus haute, il y a une paire de chaussures rouges ;

            apporte-les-moi.

           

            La femme monta et rapporta les chaussures.

           

            – Tiens, c’est pour toi, l’oiseau ! dit le cordonnier. Et main-

            tenant chante encore une fois.

            L’oiseau descendit et prit les chaussures avec sa patte gau-

            che, puis il s’envola sur le toit où il chanta :

           

             Ma mère m’a tué ;

             Mon père m’a mangé ;

             Ma sœurette Marlène

             A pris bien de la peine

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie

             Qu’elle a porté sous le genévrier.

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

                       

Et quand il eut chanté, il s’envola, serrant la chaîne d’or

            dans sa patte droite et les souliers dans sa gauche, et il vola loin,

            loin, jusqu’à un moulin qui tournait, tac-tac, tac-tac, tac-tac,

            tac-tac ; et devant la porte du moulin il y avait vingt garçons

            meuniers qui piquaient une meule au marteau, hic-hac, hic-hac,

            hic-hac, pendant que tournait le moulin, tac-tac, tac-tac, tac-tac.

            Alors l’oiseau alla se percher dans un tilleul et commença à

            chanter :

           

             Ma mère m’a tué.

             Un premier s’arrêta et écouta :

             Mon père m’a mangé.

             Deux autres s’arrêtèrent et écoutèrent :

             Ma sœurette Marlène

             A pris bien de la peine.

             Quatre autres s’arrêtèrent à leur tour :

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie.

           

            A présent, ils n’étaient plus que huit à frapper encore :

             Qu’elle a porté

           

            Cinq seulement frappaient encore :

           

             sous le genévrier.

            Il n’en restait plus qu’un qui frappait du marteau :

           

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

           

            Le dernier, à son tour, s’est aussi arrêté et il a même encore

            entendu la fin.

           

            – Oiseau, dit-il, ce que tu chantes bien ! Fais-moi entendre

            encore une fois ce que tu as chanté, je n’ai pas entendu.

           

            – Non, dit l’oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien.

            Donne-moi la meule et je chanterai encore une fois.

           

            – Tu l’aurais, bien sûr, si elle était à moi tout seul, répondit

            le garçon meunier.

           

            – S’il chante encore une fois, approuvèrent tous les autres,

            il est juste qu’il l’ait, et il n’a qu’à la prendre.

           

            L’oiseau descendit de l’arbre et les vingt garçons meuniers,

            avec des leviers, soulevèrent la lourde meule, ho-hop ! ho-hop !

            ho-hop ! ho-hop ! Et l’oiseau passa son cou par le trou du cen-

            tre, prenant la meule comme un collier avec lequel il s’envola de

            nouveau sur son arbre pour chanter :

           

             Ma mère m’a tué ;

             Mon père m’a mangé ;

             Ma sœurette Marlène

             A pris bien de la peine

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie

             Qu’elle a porté sous le genévrier.

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

           

            Dès qu’il eut fini, il déploya ses ailes et s’envola, et il avait

            la chaînette d’or dans sa serre droite, et la paire de souliers dans

            sa serre gauche, et la meule était autour de son cou. Et il vola

            ainsi loin, très loin, jusqu’à la maison de son père.

           

            Le père, la mère et petite Marlène sont là, assis à table. Et

            le père dit :

           

            – C’est drôle comme je me sens bien, tout rempli de lu-

            mière !

           

            – Oh ! pas moi, dit la mère, je me sens accablée comme s’il

            allait éclater un gros orage.

           

            Petite Marlène est sur sa chaise, qui pleure et qui pleure

            sans rien dire. L’oiseau donne ses derniers coups d’ailes, et

            quand il se pose sur le toit de la maison, le père dit :

           

            – Ah ! je me sens vraiment tout joyeux et le soleil est si

            beau : il me semble que je vais revoir une vieille connaissance.

           

            – Oh ! pas moi, dit la mère, je me sens oppressée et tout

            apeurée, j’ai les dents qui claquent, et dans mes veines on dirait

            qu’il y a du feu !

            Elle se sent si mal qu’elle déchire son corsage pour essayer

            de respirer et se donner de l’air. Et la petite Marlène, dans son

            coin, est là qui pleure, qui pleure, et qui se tient son tablier de-

            vant les yeux ; et elle pleure tellement qu’elle a complètement

            mouillé son assiette. L’oiseau est venu se percher sur le gené-

            vrier ; il se met à chanter :

             Ma mère m’a tué.

            Alors la mère se bouche les oreilles et ferme les yeux pour

            ne rien voir ni entendre ; mais ses oreilles bourdonnent et elle

            entend comme un terrible tonnerre dedans, ses yeux la brûlent

            et elle voit comme des éclairs dedans.

           

             Mon père m’a mangé.

           

            – Oh ! mère, dit le père, dehors il y a un splendide oiseau

            qui chante merveilleusement, le soleil brille et chauffe magnifi-

            quement, on respire un parfum qui ressemble à de la cannelle.

           

             Ma sœurette Marlène

             A pris bien de la peine.

           

            La petite Marlène cache sa tête dans ses genoux et pleure

            de plus en plus.

           

            – Je sors, dit le père, il faut que je voie cet oiseau de tout

            près.

           

            – Oh non, n’y va pas ! proteste la mère. Il me semble que

            toute la maison tremble sur sa base et qu’elle s’effondre dans les

            flammes !

           

            L’homme alla dehors néanmoins et regarda l’oiseau.

           

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie

             Qu’elle a porté sous le genévrier.

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

           

            Aux dernières notes, l’oiseau laissa tomber adroitement la

            chaîne d’or qui vint juste se mettre autour du cou de l’homme,

            exactement comme un collier qui lui allait très bien.

            – Regardez ! dit l’homme en rentrant, voilà le cadeau que

            le bel oiseau m’a fait : cette magnifique chaîne d’or. Et voyez

            comme il est beau !

           

            Mais la femme, dans son angoisse, s’écroula de tout son

            long dans la pièce et son bonnet lui tomba de la tête. L’oiseau,

            de nouveau, chantait :

           

             Ma mère m’a tué.

           

            – Ah ! s’écria la femme, si je pouvais être à mille pieds sous

            terre pour ne pas entendre cela !

           

             Mon père m’a mangé.

           

            La femme retomba sur le dos, blanche comme une morte.

           

             Ma sœurette Marlène

           

            chantait l’oiseau, et la petite Marlène s’exclama :

           

            – Je vais sortir aussi et voir quel cadeau l’oiseau me fera !

           

            Elle se leva et sortit.

           

             A pris bien de la peine

             Pour recueillir mes os jetés

             Dessous la table, et les nouer

             Dans son foulard de soie.

           

            Avec ces mots, l’oiseau lui lança les souliers.

           

             Qu’elle a porté sous le genévrier.

             Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

           

            La petite Marlène sentit que tout devenait lumineux et gai

            pour elle ; elle enfila les souliers rouges et neufs et se mit à dan-

            ser et à sauter, tellement elle s’y trouvait bien, rentrant toute

            heureuse dans la maison.

           

            – Oh ! dit-elle, moi qui me sentais si triste quand je suis

            venue dehors, et à présent tout est si clair ! C’est vraiment un

            merveilleux oiseau que celui-là, et il m’a fait cadeau de souliers

            rouges !

            – Que non ! que non ! dit la femme en revenant à elle et en

            se relevant, et ses cheveux se dressaient sur sa tête comme des

            langues de feu. Pour moi, c’est comme si le monde entier

            s’anéantissait : il faut que je sorte aussi, peut-être que je me sen-

            tirai moins mal dehors !

           

            Mais aussitôt qu’elle eut franchi la porte, badaboum !

            l’oiseau laissa tomber la meule sur sa tête et la lui mit en bouil-

            lie. Le père et petite Marlène entendirent le fracas et sortirent

            pour voir. Mais que virent-ils ? De cet endroit s’élevait une va-

            peur qui s’enflamma et brûla en montant comme un jet de

            flammes, et quand ce fut parti, le petit frère était là, qui les prit

            tous les deux par la main. Et tous trois, pleins de joie, rentrèrent

            dans la maison, se mirent à table et mangèrent.

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